Les petits morts de Lesbos

PAR STAVROS MACHULIS
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 29 MARS 2020

Sur cette île grecque, une « zone sécurisée » est réservée aux enfants migrants, censée les protéger. Avant même le durcissement des conditions de vie liées au Covid-19, ils y étaient, en réalité, vulnérables aux pires violences. Jusqu’au meurtre. Premier reportage d’une série du collectif Investigate Europe : comment l’UE enferme les mineurs à ses frontières.

Camp de Moria, sur l’île de Lesbos. « Un Afghan de 15 ans est décédé des suites des blessures causées par plusieurs coups de couteau reçus lors d’une bagarre dans la “zone sécurisée” du camp de Moria. » Le communiqué de la police grecque détaille brièvement les circonstances de la mort de l’adolescent sans jamais nommer cet « Afghan de 15 ans ». Sur facebook, les internautes qui se préoccupent moins de l’anonymat des victimes décident cependant de lui rendre hommage. En quelques heures, le réseau social par lequel communiquent la plupart des personnes réfugiées en Grèce retrouve l’identité du petit cadavre et rassemble même quelques bribes de son histoire.

Reza Ebrahimi, 15 ans donc, avait pris la route de l’Autriche avec ses deux petits frères pour y rejoindre sa famille. Par une chaude nuit d’été, en août dernier, son périple s’est brutalement arrêté sur l’île de Lesbos, dans la poussière et devant un conteneur crasseux. Sur la photo exhumée par les internautes, Reza a des traits fins, de grands yeux légèrement bridés, des cheveux noirs coiffés en arrière, l’air intimidé. « Il a vécu un enfer sur Terre, un enfer créé par des humains », commente Giorgos Tsiakalos, universitaire et célèbre militant des droits humains qui a publié le portrait sur son profil.
Ironiquement, « l’enfer sur Terre » s’appelle en réalité la « zone sécurisée » de Moria. Un endroit protégé au coeur du gigantesque camp de migrants où, en
théorie, les mineurs isolés sont à l’abri des violences et accompagnés par des professionnels 24 heures sur 24. En théorie seulement. Dans les faits, ce coin
de terre entouré de barbelés, composé de conteneurs surchargés (jusqu’à 25 enfants par conteneur), n’a de sécurisé que le nom. Au point que ni les humanitaires, ni les demandeurs d’asile, ni même le directeur du camp avec lesquels nous nous sommes entretenus n’ont été surpris quand la police leur a annoncé le meurtre de Reza dans ce lieu protégé. « Ce n’était pas du tout inattendu, témoigne ainsi Lorraine Leete, avocate de l’organisation Legal Center Lesvos. Les ONG avertissent le gouvernement depuis des années que l’endroit n’est pas sûr pour les enfants. La seule chose dont je suis surprise, c’est qu’il n’y ait pas eu davantage de morts avec autant de personnes entassées dans si peu d’espace. »

C’est le moins qu’on puisse dire : la « zone sécurisée » abrite plus de 600 mineurs isolés (chiffres de début février), quand elle a été prévue pour 160. L’ensemble du camp, 19 467 personnes, a été construit pour 2 840. Une augmentation exponentielle qui inquiète jusqu’à la Fédération panhellénique des officiers de police. La coexistence d’un si grand nombre de personnes dans
un si petit espace a « créé une situation explosive qui va mathématiquement entraîner davantage de morts et de blessés », a-t-elle déclaré en octobre 2019, quand il y avait « seulement » 12 738 personnes dans le camp.

Le stress « immense » provoqué par l’incertitude et les conditions de vie joue aussi un rôle central dans l’augmentation des violences, notamment des
bagarres au couteau de plus en plus nombreuses à Moria, explique Patric Mansour, expert du Norwegian Refugee Council présent dans le camp depuis 2015.

Depuis le début de l’année 2020, au moins dix personnes majeures et mineures de Moria ont été admises à l’hôpital de Lesbos avec des blessures au
couteau, fatales pour certaines. « Les gens se disputent pour de petites choses, précise Patric Mansour, et à cause du stress, les choses tournent vite à la violence chez les majeurs comme chez les mineurs. » Est-ce cela qui est arrivé la nuit du 25 août quand Reza a été tué ? Une dispute pour une broutille entre trois adolescents afghans qui dégénère en combat à l’arme blanche ? Peut-être. Mais à Moria, certains croient que le drame aurait pu être évité.

La zone protégée est composée de trois sections, A et B – pour les mineurs masculins âgés de 14 à 17 ans – et une troisième pour les enfants en dessous
de 13 ans et les filles jusqu’à 17 ans. Comme l’a découvert Investigate Europe, à l’exception de « A drop in the Ocean » qui assure les nuits, aucune autre ONG ne reste avec les enfants après 20 h 30. Les horaires nocturnes seraient en effet considérés comme « les moins sexy » pour les humanitaires, qui préfèrent la journée, nous confient deux sources internes. Seulement, le soir où Reza a été tué, tout le personnel de « A drop in the Ocean » était en congé. Sans aucun adulte à l’intérieur de la zone, les 600 enfants et les adolescents étaient livrés à eux-mêmes, prêts, couteau en main, à se protéger d’éventuels vols ou tentatives d’agression. Deux témoins présents au moment des faits nous ont affirmé qu’ils avaient appelé les agents de la police anti-émeutes qui se trouvaient de l’autre côté des barbelés quand la bagarre a commencé. Ces
derniers leur auraient répondu qu’ils « ne pouvaient pas intervenir sans avoir reçu des ordres d’Athènes ».

Les problèmes de sécurité dans la « zone sécurisée » ne se sont pas résolus le soir de la mort de l’adolescent afghan. Les incursions d’adultes au sein du lieu
protégé sont récurrentes. L’ONG Euro Relief est chargée de garder la porte de la section B, c’est-à-dire de vérifier que seulement les mineurs vivant là puissent y accéder. En revanche, comme nous l’avons découvert, aucune organisation n’a été mandatée pour surveiller la porte de la zone A. Et comme plusieurs
employés de l’ONG « Drop in the Ocean » nous l’ont confirmé, des majeurs ont pu y pénétrer, y compris certains qui avaient l’intention de voler ou semblaient inspirer un véritable sentiment de terreur aux enfants. Interrogée par Investigate Europe, la direction de Moria n’a pas donné suite à notre demande
d’interview.

Si les failles dans la sécurité de la zone sécurisée de Moria sont criantes, les risques sont encore plus grands de l’autre côté des barbelés. En février, 600 autres mineurs isolés qui n’avaient pas été acceptés dans la zone protégée faute de place, vivaient au milieu des adultes dans la forêt de tentes et de bâches de Moria. 600 enfants abandonnés à eux-mêmes auxquels il faut
ajouter 7 000 mineurs accompagnés de leurs parents.

Gulsom, 3 ans, et Tabasom, 2 ans, font partie de ceux-là. Arrivées avec leurs parents à Moria à la fin 2019, les deux petites afghanes restent le plus souvent sous la tente qui leur sert de maison. Leur père, Ahmad Reshad Mahdiyar, la quarantaine, ne les quitte pas d’une semelle. Surtout la nuit. Les cernes noirs autour de ses yeux témoignent des longues veillées nocturnes qu’il a passées. Ce matin pluvieux de décembre, on a du mal à reconnaître dans cet homme exténué le jeune père souriant qui pose avec ses lunettes de soleil, façon
star de clip de rap, sur son fond d’écran. On a du mal à le croire aussi quand il nous confie que sa femme et lui portent des couches, chaque nuit, pour éviter de se rendre aux toilettes.

Car se rendre aux sanitaires de Moria pendant la nuit peut s’avérer très périlleux : en octobre 2018, le Guardian rapportait plusieurs viols collectifs de
demandeuses d’asile dans ces toilettes. Laisser ses enfants seuls dans la tente est tout aussi dangereux. Le même mois, le coordinateur de Médecins sans
frontières (MSF) affirmait qu’ils avaient recueilli 24 victimes de viols, dont la moitié était des mineurs, filles et garçons. Deux d’entre elles étaient un peu
plus âgées que Gulsom et Tabasom : elles avaient tout juste 5 ans. Dans l’une de ces affaires, le père au désespoir avait expliqué à l’ONG qu’il avait juste
quitté la tente quelques instants pour aller chercher de la nourriture, et avait retrouvé son enfant violée quand il était revenu.

En 2019, l’ONG « a soigné 17 adolescents pour des violences sexuelles », nous révèle le coordinateur des opérations médicales de MSF Grèce. Apostolos
Veizis confirme avoir reçu aussi « 20 enfants pour des automutilations, et 4 pour des tentatives de suicide ». Au moins ceux-là ont-ils pu être sauvés…
Le 24 septembre 2019, quelques semaines après le décès de Reza, un petit Afghan de 5 ans qui avait échappé au regard de ses parents et jouait dans un
carton mourait écrasé par un chauffeur de camion qui ne l’avait pas vu. Trois semaines plus tard, une petite Congolaise de 9 mois mourait de fièvre et de
déshydratation non loin de là. Depuis plusieurs mois, MSF demande en vain « l’évacuation d’urgence » des enfants de Moria, les plus vulnérables aux violences physiques et sexuelles, à la promiscuité, au manque
d’hygiène.

« Même les soi-disant espaces protégés pour eux ne sont pas sûrs. Il y a l’exploitation sexuelle, trop peu de nourriture, le crime. Les jeunes garçons se livrent à des rapports sexuels de survie ; ils sont ramassés à l’extérieur du camp et reçoivent de l’argent ou des cigarettes en échange de sexe. Avant, c’était 50 euros. Aujourd’hui, le tarif de la passe infantile est passé à 30 euros… », déclare Elina Sarantou, coordinatrice des programmes de l’ONG Hebrew Immigrant Aid Society (HIAS).

En attendant, Mohammadi, 16 ans, Bashar Dost, 15 ans, Shams, 16 ans, Shams, 17 ans, Malikzada, 16 ans, et Bunyad, 15 ans, ont décidé de constituer eux-mêmes un groupe d’autodéfense. Les six garçons qui n’ont pas été acceptés dans la « zone sécurisée » faute de place partagent une tente et montent la garde à tour de rôle. Les adolescents, arrivés depuis un mois et demi, supportent la faim et le froid, mais craignent par-dessus tout « les combats » qui surviennent la nuit venue.

Trois jours avant notre rencontre, des bandes rivales se sont affrontées au couteau juste devant leurs tentes. Quelques jours plus tôt, les deux adultes qui partagent la tente voisine se sont battus au couteau avec d’autres personnes qui les avaient attaquées. « Il y avait du sang partout et des hurlements, et nous, nous restions terrorisés dans notre tente », témoigne l’un des adolescents. À les entendre, une fois le soleil couché, Moria se transforme en Far West.

Le mardi 28 janvier 2020, deux autres adolescents ont été poignardés à l’intérieur de Moria, l’un d’eux restant dans un état critique. Au moins deux jeunes hommes ont été poignardés à mort en janvier, tandis que depuis le début de la nouvelle année, au moins 12 cas de demandeurs d’asile de Moria ont été enregistrés à l’hôpital de Lesbos en raison de blessures au couteau.
« Moria est un environnement dangereux où la vie n’a parfois aucune valeur, confirme Danae Papadopoulou, psychologue à MSF. Les mineurs non
accompagnés préfèrent souvent dormir la journée, car ils ont peur la nuit et doivent être sur leurs gardes et rester éveillés. » Reza aussi. D’après nos informations, il avait même essuyé une première attaque au couteau la veille de son meurtre. Contrairement à ce que nous racontait en novembre 2019 Dimitris Vafeas, le sous-commandant du camp, qui nous assurait que Reza avait été tué « dans une bagarre entre deux adolescents pour une raison stupide comme le choix d’une chanson », une source proche du dossier nous indique que l’adolescent de 15 ans était bien visé. « Il s’agissait d’un meurtre homophobe », nous a-t-elle confié.

D’après ses avocats, les deux cadets de la famille Ebrahimi, désormais privés de la protection de leur grand frère, ont été placés dans un refuge sur le
continent. Le meurtrier de Reza vient d’être condamné à 5 ans de prison. Il était aussi afghan et avait le même âge que lui, 15 ans. Mais ses défenseurs n’ont
pas l’intention d’en rester là : ils viennent de déposer plainte contre l’État grec pour obtenir des dommages et intérêts pour sa famille. L’humanitaire Elina
Sarantou estime aussi que le jeune meurtrier n’est pas l’unique responsable. « Nous considérons également l’agresseur comme une victime, conclut-elle. Ce
qui s’est passé était la conséquence désastreuse de l’incapacité de l’État. Les conditions étaient telles qu’un meurtre devait avoir lieu. »

Boite noire Investigate Europe est un collectif de journalistes basés dans plusieurs pays d’Europe, travaillant sur des enquêtes en commun. Mediapart en a déjà publié plusieurs, ici et là.

Pour ce projet intitulé « Mineurs migrants en détention », ont collaboré : Ingeborg Eliassen (Norvège), Stavros Malichudis (Grèce), Maria Maggiore (Italie), Nico Schmidt (Allemagne), Vojciech Ciesla (Pologne), Paulo Pena (Portugal)
et Juliet Ferguson (Royaume-Uni). Leurs articles ont été notamment publiés dans le Tagesspiegel, Diário de Noticias, Il Fatto Quotidiano, Der Falter,
Klassekampen, Aftenposten, Newsweek Polska, Huffington Post (UK).

Pour baptiser son projet, Investigate Europe a choisi à dessein le mot « détention » – bien qu’il recouvre des réalités juridiques diverses. Le collectif a en effet retenu la même terminologie que l’Étude mondiale sur les enfants privés de liberté, publiée par l’ONU en novembre 2019 et réalisée par l’expert indépendant Manfred Novak, selon laquelle la « détention », s’agissant des enfants migrants, désigne « tout lieu au sein duquel des enfants sont privés de liberté pour des raisons liées à leur statut migratoire ou à celui de leurs parents, quel que soit le nom donné à ce lieu ou la raison fournie par l’État afin de justifier la privation de liberté de ces enfants ». Ce rapport recense tous les noms administratifs donnés à ces lieux de privation de liberté à travers le monde. En la matière, les États font preuve de la plus grande créativité pour éviter d’assumer « littéralement » qu’ils enferment des enfants qui n’ont pourtant commis aucun crime. Aux États-Unis par exemple, ces lieux ont été baptisés « les refuges de l’âge tendre », en Turquie « les maisons d’hôtes pour étrangers », en Espagne « les centres pour le séjour contrôlé des étrangers » (voir la liste page 437). Les « zones d’attentes » et « centres de rétention administrative » français font partie de la liste.

Mediapart a toutefois choisi d’éviter le terme « détention », qui renvoie, en droit français, à une réalité juridique précise, distincte de la « rétention » par exemple, afin d’éviter toute confusion dans l’esprit du lecteur. Nous avons privilégié les termes « enfermement » ou « privation de liberté », qui permettent d’englober des situations diverses entraînant des droits variables pour les enfants concernés (des centres de rétention aux « zones d’attente » de Roissy, en passant par les zones de « mise à l’abri » de la frontière franco-italienne).