Lettre ouverte au Président de la République, François Hollande
Monsieur le Président,
Le 14 mars 2014, vous avez reçu le MRAP, la LICRA, la LDH et SOS Racisme. À cette occasion, vous nous avez assuré de votre détermination et de celle du gouvernement à lutter contre tous les actes racistes, notamment anti-musulmans, qui constituent des atteintes insupportables à l’unité républicaine. Pendant le 3ème trimestre 2015, Monsieur Manuel Valls, Premier Ministre, a attribué le label "Grande Cause Nationale" à la campagne organisée par nos quatre associations pour provoquer une mobilisation d’ampleur contre le racisme.
En cette année 2015, les citoyens de notre pays ont été frappés à plusieurs reprises par de sanglants attentats terroristes qui ont conduit la société à s’interroger sur elle-même. Mais avec consternation, nous constatons un grand décalage entre vos déclarations de mars 2014, l’engagement de Monsieur le Premier Ministre pour la Grande Cause Nationale et des décisions que vous avez confirmées lors de vos vœux aux Français le 31 décembre 2015, concernant la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité.
Beaucoup a déjà été dit et écrit. Le MRAP lui-même s’est exprimé à diverses reprises sur ces questions, seul ou avec de nombreuses autres organisations. Nous soulignerons ici quelques points qui touchent à la raison d’être du MRAP et sur lesquelles nous avons quelques compétences et reconnaissances justifiées par plus de 65 ans d’actions de lutte pour la paix et contre le racisme.
Monsieur le Président, vous avez décrété l’état d’urgence le lendemain des sanglants attentats terroristes du 13 novembre 2015 à Paris. À votre demande, le Parlement a prolongé cet état de 3 mois. Vous proposez aujourd’hui que le Congrès l’inscrive dans la Constitution.
Si des mesures exceptionnelles ont pu être nécessaires dans l’urgence pendant les 12 jours qui ont suivi ces attentats, nous ne comprenons pas qu’elles puissent encore aujourd’hui s’ajouter aux divers dispositifs judiciaires et policiers de notre état de droit ordinaire. Et encore moins qu’elles puissent être "constitutionnalisées". Car au-delà des multiples bavures, dérives et instrumentalisations à d’autres fins que celles annoncées, la pérennisation de l’état d’urgence est grosse de dangers.
En effet, l’état d’urgence confère des prérogatives d’exception au pouvoir exécutif et administratif hors du contrôle du pouvoir judiciaire pourtant essentiel à un bon fonctionnement de notre démocratie. Il est un danger pour les libertés publiques et peut n’être qu’un prétexte pour interdire toute voix dissonante. Des avocats ont souligné le manque, voire l’absence de motivations réelles de certaines assignations à résidence. La police a effectué des signalements au parquet – en vue de poursuites – suite à une manifestation pour les droits des migrants le 22 novembre. Certaines des 58 personnes signalées ne se trouvaient même pas à Paris ce jour-là. Le MRAP, soutien actif des droits des migrants et réfugiés, s’inquiète de ces poursuites contre des citoyens manifestant leur solidarité.
Toutes les dérives sont dramatiquement confirmées par la décision du gouvernement de renoncer à ses obligations liées à la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Le MRAP est extrêmement préoccupé par toute entorse aux Droits de l’Homme et aux libertés fondamentales, individuelles et collectives.
Monsieur le Président, l’extension de la déchéance de nationalité rendue possible pour des Français nés français est dangereusement porteuse de divisions au sein de la société. C’est un signal désastreux adressé à tous ceux qui doutent de leur appartenance pleine et entière à la nation. Car, non seulement l’efficacité de cette mesure est nulle, mais elle conforte tous ceux qui prétendent que le "vivre ensemble" avec nos différences n’est pas possible. Les dispositions législatives et réglementaires actuelles permettent pourtant de mettre hors d’état de nuire les terroristes sans qu’il soit nécessaire de limiter les droits de tous.
Cette idée de déchéance, défendue de longue date par l’extrême-droite qui veut bannir le droit du sol, crée et renforce les préjugés xénophobes et les aveuglements identitaires. Elle invite à désigner des boucs émissaires et ouvre grande la porte aux discriminations racistes. En ce moment de grande tension, nos concitoyens musulmans ou supposés tels sont les premières victimes du racisme comme l’ont encore montré les événements de fin décembre 2015 en Corse.
Nous vous demandons d’en revenir aux engagements que vous avez pris par le passé, de lancer une contre-offensive conséquente pour la justice, l’égalité et la paix, de prendre des mesures significatives telles que le droit de vote pour les résidents non européens et la mise en place d’un récépissé de contrôle d’identité.
Monsieur le Président, il est dangereux de créer un dispositif d’exception comme l’état d’urgence qui risque de devenir rapidement la norme, et dont on ne sortira plus. La déchéance de la nationalité contre des nationaux français au prétexte de leur bi-nationalité est une menace lourde pour notre "vivre ensemble" ici. Elle peut nous ramener à des pages sombres de notre histoire, douloureuses pour ceux qui en furent les premières victimes au nom de la "race" et indignes d’un gouvernement français. A quoi seraient utilisés l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité "gravés dans le marbre de la Constitution" dans les mains d’un gouvernement décidé à les utiliser pour combattre ses adversaires, réprimer toute opposition démocratique et imposer ses vues idéologiques mortifères pour les libertés publiques ? L’Extrême-Droite est en embuscade.
Enfin, ces mesures, prises sous la pression d’un événement et d’une émotion et touchant aux principes historiques de notre démocratie, ne cautionnent-elles pas l’idée d’une fragilité de cette démocratie ? Ne risquent-elles pas de constituer une sorte de victoire politique du terrorisme ? Pour notre part, nous pensons que ce qu’il faut opposer à la terreur, c’est davantage de démocratie.
Pour toutes ces raisons et celles exprimées avec d’autres, nous vous demandons de renoncer à étendre la déchéance de nationalité, de lever immédiatement l’état d’urgence en cours et de renoncer à les inscrire dans la Constitution.
C’est indispensable pour que le pays puisse engager la construction démocratique d’une société plus juste, plus solidaire, plus égalitaire, pour prouver aux citoyens que la solution à leurs problèmes réels ne peut être dans les futurs matins bruns qu’annoncent les surenchères autoritaires, inégalitaires, identitaires. Vous vous honoreriez et vous honoreriez tous les citoyens français ou étrangers qui ne demandent qu’à vivre ici en paix et en sécurité.
Monsieur le Président, afin que nous puissions vous exposer nos raisons, nous vous demandons de bien vouloir nous recevoir avant que des décisions irréversibles soient prises.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre très haute considération.
La Co-présidence du MRAP
Jean-Claude DULIEU, Renée LE MIGNOT, Augustin GROSDOY,
Paris, le 5 janvier 2016