Nous exprimons le voeu que la Ville de Limoges n’honore plus cette personnalité pour deux motifs :
- d’une part, son hostilité à la République, constamment exprimée, mise en oeuvre dans deux évènements, au cours desquels il fait tirer sur des compatriotes qui ont le tort de contester l’ordre monarchique ;
- d’autre part, sa responsabilité dans une guerre d’extermination, selon ses propres mots, en raison des actes qu’il a couverts et même revendiqués dans la conquête de l’Algérie. Ce rôle de conquérant l’a rendu célèbre, et même populaire, avec une chanson du répertoire troupier, partie d’une anecdote sur son couvre-chef. Or, sous la « casquette » du pittoresque et débonnaire « Père Bugeaud », se dressait un guerrier sans pitié et sans états d’âme.
« Le général des rues de Paris » (Balzac)
Dans son abondante correspondance et ses interventions publiques, Bugeaud abhorre l’idée républicaine, méprise les républicains (les « bousingots »), rejette le suffrage universel, la liberté de la presse et la liberté d’association. Une phobie sans doute entretenue par la rancune envers la Révolution, qui valut aux parents de Bugeaud arrestation et revers de fortune. Rancune qu’il n’a pas envers les Bourbons qui l’ont relégué en demi-solde sous la Restauration. A la citadelle de Blaye en
1833, la duchesse de Berry n’a pas trop à se plaindre de Bugeaud, chargé de la garder [1]. Un tempérament emporté et autoritaire, un attachement viscéral à la terre et à la propriété, un souci avoué de carrière l’inscrivent dans le camp de l’ordre : après juillet 1830, dans le « parti » de la « résistance », aile droite des orléanistes ; en 1848-1849, dans le ralliement à la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte et dans le comité de la rue de Poitiers où s’organise le parti de l’Ordre.
C’est un zélé partisan de la répression de l’agitation républicaine au début de la Monarchie de Juillet. C’est lui qui est aux commandes pour briser l’insurrection d’avril 1834 à Paris contre une loi visant les associations et les crieurs publics. Le 14 avril la troupe, se croyant visée depuis le 12 rue Transnonain, massacre les habitants de l’immeuble. Daumier en dessine une lithographie saisissante. Cela vaut à Bugeaud, bien qu’absent sur les lieux, d’être surnommé « l’homme de la rue Transnonain ».
C’est encore Bugeaud qui s’offre en dernier rempart de la monarchie, le 25 février 1848. Placé à la tête des troupes de ligne et de la garde nationale, il affiche sa résolution : « Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais. » [2] Il insiste : « Qu’on me laisse faire et tirer au canon ; il y aura du sang répandu, mais ce soir la force sera du côté de la loi et les fâcheux auront reçu leur compte. » Le roi Louis-Philippe, démoralisé, répugne à répandre plus de sang et préfère abdiquer.
Sous la Seconde République présidée par Louis-Napoléon Bonaparte et pourvue d’une Assemblée conservatrice, le maréchal continue de vitupérer contre la presse et les associations et clubs républicains. Il leur déclare une « guerre à outrance » à Lyon, de son poste de commandant en chef de l’armée des Alpes. Il tente de diffuser son Traité de la guerre de rues et des maisons, où il théorise sa conception du maintien de l’ordre : comment briser des émeutes urbaines et prendre d’assaut des
barricades. Bugeaud est moins un stratège qu’un organisateur d’opérations sur le terrain, fort de son expérience contre la guérilla en Espagne (1808-1814), expérience qu’il transpose en Algérie.
Les crimes de la conquête coloniale
C’est en Algérie, que le général Bugeaud donne sa mesure dans la répression des résistances à la colonisation. Dans un premier temps, il n’est pas favorable à la conquête, car « la régence n’est pas cultivable ». En 1836-1839, cependant, à la tête d’un corps expéditionnaire, le colonel Bugeaud, promu général, parvient à contenir le jihâd de l’émir Abdel-Kader et négocie avec lui le traité de la Tafna (20 mai 1837), vite emporté par des violations de part et d’autre. Il aurait alors accepté de l’émir une somme d’argent pour les primes de ses soldats et... ses chemins vicinaux de Dordogne [3] , mais l’aurait
restituée [4]
Bugeaud revient en 1841 en Algérie -c’est le nom des « Possessions françaises en Afrique du Nord » à partir du 14 octobre 1839 – en tant que gouverneur général, jusqu’en 1847. Il y exerce les pouvoirs d’un proconsul. Il s’est rallié à la « conquête absolue » du territoire.
Avec une redoutable efficacité, il déploie des colonnes mobiles afin de traquer les combattants arabes et kabyles, et de pratiquer la razzia et la « terre brûlée », pour les priver de ressources et du soutien de la population. Des colonnes que l’on peut qualifier d’infernales, en raison du zèle de ses subordonnés, qu’il n’a nullement désavoués, bien au contraire. En témoigne une lettre datée du 18 janvier 1843 au général de Lamoricière : « Plus d’indulgence, plus de crédulité dans les promesses.
Dévastations, poursuite acharnée jusqu’à ce qu’on me livre les arsenaux, les chevaux et même quelques otages de marque... Les otages sont un moyen de plus, nous l’emploierons, mais je compte avant tout sur la guerre active et la destruction des récoltes et des vergers. » Bugeaud conforte le même Lamoricière, le 24 janvier : « J’espère qu’après votre heureuse razzia le temps, quoique souvent mauvais, vous aura permis de pousser en avant et de tomber sur ces populations que vous avez si
souvent mises en fuite et que vous finirez par détruire, sinon par la force du moins par la famine et les autres misères. » À ses lieutenants, Bugeaud écrit encore : « Le but n’est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile, il est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer […], de jouir de leurs champs […]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes […] ou bien exterminez les jusqu’au dernier »
(propos qu’il réitère à la tribune de la Chambre, le 24 janvier 1845).
Ainsi, la conquête est, de son propre aveu, une entreprise de dévastation et même d’extermination, avec les tristement célèbres « enfumades » en 1844 et 1845, encouragées et couvertes de son autorité. À Orléans-ville, dans la région du Chéliff, le 11 juin 1845, Bugeaud ordonne ainsi de réduire les partisans d’Abd-el Kader : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards. » C’est en effet le commandant Louis-Eugène
Cavaignac [5] qui inaugure cette méthode de tuerie massive, reprise inhumaine de pratiques de chasse. Le 11 juin 1844, presque tous les membres de la tribu des Sbéhas, hommes, femmes et enfants, meurent asphyxiés dans une grotte du massif du Dahra.
Un an après, le colonel Pélissier, Aimable de son prénom (!), exécute sans barguigner les instructions de son supérieur. Les 18 et 19 juin 1845, ses troupes assiègent un millier d’hommes, de femmes et d’enfants dans d’autres grottes du Dahra. Là encore, plus de 700 Ouled Riah, sont « enfumés ». Très peu de survivants. À ceux qui lui reprochent ses crimes abominables, Pélissier réplique : « La peau d’un
seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables. » Le 23 juin, Bugeaud écrit à Pélissier [6] : « J’ai lu avec un intérêt des plus vifs les détails que vous donnez à Saint-Arnaud sur cet étrange blocus. C’est une cruelle extrémité que celle à laquelle ces insensés vous réduisent, mais ils ne peuvent en accuser que leur aveuglement. [...] J’approuve ce que vous avez fait après avoir épuisé les moyens de la douceur. »
Les lettres d’un autre subalterne, le lieutenant-colonel Lucien de Montagnac, sont un recueil d’horreurs. Il écrit à un ami le15 mars 1843 : « On ne se fait pas d’idée de l’effet que produit sur les Arabes une décollation de la main des chrétiens : ils se figurent qu’un Arabe, qu’un musulman, décapité par les chrétiens ne peut aller au ciel ; aussi une tête coupée produit-elle une terreur plus forte que la mort de cinquante individus. Il y a déjà pas mal de temps que j’ai compris cela, et je t’assure qu’il ne m’en sort guère d’entre les griffes qui n’aient subi la douce opération. Qui veut la fin veut les moyens, quoi qu’en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. » [7] Les femmes ne sont pas épargnées et on peut deviner leur sort, à la merci de la soldatesque : « On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme » (lettre du 31 mars 1842) [8] .
Le protégé de Bugeaud, le colonel Armand de Saint-Arnaud [9] , son ancien officier d’ordonnance, surenchérit dans la barbarie. Son objectif : « Je ne laisserai pas un seul arbre debout dans leurs vergers ni une tête sur les épaules de ces misérables Arabes… » En août 1845, la troupe de Saint-Arnaud accule une tribu Mhaia dans des grottes entre Tenès et Mostaganem. Le siège dure cinq jours. Lassé que ses rebelles lui tiennent tête, le colonel ordonne d’emmurer les grottes. « Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière., écrit-il à son frère, le 15 août. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne que moi ne sait qu’il y a là-dessous, cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. [...] Frère, personne n’est bon par goût et par nature comme moi !... Du 8 au 12 août, j’ai été malade, mais ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef, et demain je recommencerai, mais j’ai pris l’Afrique en dégoût ! [10] » Dégoût que lui renvoie la mémoire algérienne. Bugeaud, pour ne pas rajouter à la
révélation de l’enfumade commise par Pélissier, garde secret le rapport d’opération de Saint-Arnaud [11].
De telles atrocités suscitent en effet des protestations indignées en France et à l’étranger. Bugeaud en endosse la responsabilité, péremptoire dans sa réponse au ministre de la Guerre, Soult : « Je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment ». Bugeaud est remplacé en 1847 par le duc d’Aumale, avant la reddition d’Abd-el-Kader.
Un de ses courriers à Guizot, en 1846, résonne comme un aveu d’échec de la « pacification » : « Les Arabes nous détestent, tous sans exception ; ceux que nous qualifions de dévoués ne sont que compromis ; ils sont tous amis de l’indépendance qui est pour eux, le désordre ; ils sont tous guerriers ; ils conservent au fond du cœur un levain de fanatisme, et toutes les fois qu’il sera réchauffé par des
hommes de la trempe d’Abd-el-Kader, ils se soulèveront, et tenteront des efforts, plus ou moins efficaces, selon nos moyens de domination, pour nous chasser de leur pays. Mais notre position n’a rien d’inquiétant ; seulement, elle sera longtemps encore difficile, car la domination d’un peuple dont on veut posséder le territoire, et qu’on veut assimiler, ne saurait être l’œuvre de quinze années. » Il en faut en effet davantage et les résistances perdurent longtemps, au moins plusieurs décennies. Sous sa devise ense et aratro (« par l’épée et par la charrue »), son grand dessein, un projet de colonies militaires au profit de libérables et de vétérans, n’a pas abouti. A son départ, la colonie compte 100 000 Européens et autant d’effectifs militaires. Le bilan de la conquête est une catastrophe démographique pour les autochtones : de 3 millions environ d’habitants vers 1830, selon une estimation incertaine [12], le territoire en compte à peine 2 millions au milieu du siècle [13]. Aux massacres, s’ajoutent les effets de la famine, des épidémies, d’une misère aggravée par les dévastations et les spoliations.
Crimes il y a dans cette conquête coloniale, des crimes de guerre, ce ne peut être contesté, et cela sans anachronisme [14] . L’argument « autres temps, autres moeurs, autres sensibilités » n’a pas lieu d’être. Des
voix contemporaines (Montalembert, Victor Considérant, Napoléon-Joseph Ney, Lamartine,Tocqueville, entre autres, et même des lycéens de Louis-le-Grand, par pétition [15] ) invoquent les « règles humanitaires » enfreintes par Bugeaud. Il n’est pas question d’occulter des violences féroces de la part de l’autre camp, dont la fureur sacrée a répondu à la cruauté de l’occupant. Mais les victimes doivent être reconnues et respectées près de deux siècles après. Pour elles et ceux et celles qui se considèrent leurs descendants, le nom de Bugeaud est une blessure dont on doit considérer la portée symbolique. Sa remise en cause n’émane ni de la fièvre de militants « décoloniaux » ni de la contagion du déboulonnage. S’interroger sur l’honneur rendu à un tel personnage ne signifie pas qu’on veuille l’effacer de l’histoire, mais bien au contraire l’inscrire dans son contexte et rappeler la réalité des faits. Le nom de Bugeaud a été donné à une grande artère de Limoges, ouverte sous le Second Empire, en application d’une décision d’une municipalité conservatrice, sous la Seconde République [16] . Une démarche de la municipalité de Limoges échoue en 1969 : la statue érigée à Alger en 1852 n’est pas récupérée ; cela nous ôte l’embarras d’un monument à la gloire du maréchal Bugeaud. La statue expédiée à Albertville, est finalement dévolue à Excideuil, non loin de la Durantie où régnait le notable, fondateur des comices agricoles. Bugeaud a reçu le titre de « laboureur périgourdin » d’un historien de son département, tendance Action française, qui en 1942 crut « entendre plus près de nous la voix d’un autre maréchal [17] » exalter la vertu salvatrice de la terre et déplorer l’exode des paysans. Pas vraiment un argument aujourd’hui pour consolider le piédestal...
La renommée de notre ville, « Ville d’Art et d’Histoire » souffrirait d’être associée plus longtemps au culte mémoriel d’un conquérant brutal et d’un soi-disant pacificateur, d’autant que l’hommage est déjà dupliqué par le nom de la rue d’Isly qui commémore la défaite infligée par Bugeaud au sultan du Maroc en 1844. Point trop n’en faut, pourrait-on dire.
« Débaptiser » le cours Bugeaud serait souhaitable, mais difficile, non parce qu’on manquerait de noms dignes de lui être substitués, mais parce que l’adresse est inscrite dans les habitudes des usagers, voire parce que les thuriféraires d’une « colonisation positive » y trouveraient matière à polémique.
Installer au moins un panneau d’information sur cette personnalité controversée serait préférable, à un emplacement approprié sur le cours : on y lirait les circonstances de la dénomination et les principales étapes de la carrière du maréchal, avec mention des exactions à son passif. Une œuvre d’histoire pour informer nos concitoyens et nos hôtes de passage, aujourd’hui et à l’avenir, pour sortir du conflit de mémoires de part et d’autre de la Méditerranée.
membre du bureau du MRAP-87