Différences n°121 - octobre 1991

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Sommaire du numéro

n°121 octobre 1991

  • La guerre d'Algérie, il y a 30 ans
  • Vous avez dit enquête?
  • Beurs civiques: comprendre pour s'entendre par Abdel Aïssou [immigration]
  • Cinéma; décrire avant d'écrire interview de Gérard Mordillat par Isabelle Avran
  • Un pogrom à Paris? (17 octobre 1961)

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OCTOBRE 1991 - N ° 121 - 10F SPÉCIAL Il OCTOBRE 1961 « Après sept ans de guerre pour les Français, bien plus pur les Algériens, le temps entre soudain en contractions. 1961, la chronologie explose [ ... ) Référendum sur l'autodétennination, putsch militaire à Alger, bombes de colons exaspérés, début de négociations. Les secousses politiques se succèdent. La cadence s'accélère. L'issue du conflit s'annonce, la délivrance est proche. Algériens, Français, chacun tente de forcer le destin en sa faveur. 1961 est l'année où, en France, la guerre va culminer », écrit Anne Tristan dans un ouvrage que vient de publier « Au nom de la mémoire» (1) sur le défi et le massacre du 17 octobre 1961. Un travail de recherche mené en commun avec Agnès Denis (dont le film à ce sujet sonira prochainement), Mehdi Lallaoui et Cécile Urbain. Le Si/ence du fleul'e, leur livre très documenté, qui mêle commentaires et photos d'Elie Kagan, de Marc Riboud, des arch ives de l'Humanité, de Paris-Match, du Secours Populaire, etc ... est à conseiller à toutes celles et tous ceux qui veulent retrouver ou ne pas perdre la mémoire. « Voici trente ans, en octobre 1961, des Algériens ont été tués, noyés par dizaines dans la Seine. Ils avaient simplement voulu, en manifestant, montrer qu'ils existaien!...». Le 17 octobre 1961, à l'appel du FLN, des dizaines de milliers d'Algériens de la région parisienne investissent le pavé parisien, pacifiquement. Un immense mouvement populaire succède à une période de lutte armée qui avait gagné le sol français lui-même: excédés par les traitements insupportables infligés aux leurs par la police dans les « centres de tri » ou ailleurs, des commandos de résistants algériens s'en étaient pris à la police. Le Préfet de police de la Seine qui s'était sinistrement illustré moins de vingt ans plus tôt, Maurice Papan, proposait à la police de répondre par dix tirs pour un tir. Le 17, ceux qu'on appelle officiellement les «les Français musulmans d'Algérie» lui lancent un défi: quelques jours plus tôt, il avait décrété un couvre-feu discriminatoire. « Dans le but de mettre un tenne sans délai aux agissements criminels des terroristes, des mesures nouvelles viennent d'être décidées par la Préfecture de police. En vue d'en LA GUERRE D'ALGERIE IL Y A TRENTE ANS faciliter l'exécution, il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s'abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne [ ... ] Enfin, le Préfet de police a décidé que les débits de boisons tenus et fréquentés par des Français musulmans d'Algérie doivent fermer chaque jour à 19 heures. » « Ce couvrefeu discriminatoire est en conradiction totale avec les principes de la Constitution. Voilà pourquoi le pouvoir, hypocritemeht, n'en fa it pas un texte officiel mais un simple conseil », écrit Anne tristan. Le 17, répondant à l'appel du FLN, le peuple algérien de Paris montre ou rappelle à la France, aux collègues de travail comme aux autres, son existence. C'est le massacre. Plusieurs centaines de manifestants, assassinés par les forces de l'ordre, seront retrouvés dans la Seine. Des milliers et des milliers d'autres sont blessés. Il 538 sont arrêtés. Ayant rencontré de nombreux acteurs ou témoins de celle période, Anne tristan parle de « mémoire à segments ». Les « témoins de la dernière minute, tels que des photographes, évoquent les souvenirs de leurs actes; ils sont capables de citer le nombre de leurs clichés, les difficultés accumulées pour filmer sous la pluie; ils se rappellent la police, et qu'elle n'était pas là pour (suife p. 2) VOUS AVEZ DIT ENQUETE 7 L. mim •. L. m6m. Papon. Responsabl. de la déportation de plus d. 160 .nfants juib lorsqu'il appliquait les ordres nazis. ou ceux d'un Laval qui allait plus loin .ncor., sur 1. t.rrltolr. français, que 1. lui d.mandaient ses chefs de l'ordr. brun. Le mi· m. Papon, Préfet da la Seine en 1958, et toujours Pr6fet 1.17 octobre 1961. L. V.I d'Hiv' de triste mémoire n'.xist. alors plus. C'est .... nti.lI.m.nt au Palais des Sports de la Port. de Versailles et au stade Pi.rr. de Coubertin que s'.ntassent les milliers d'Algériens victimes de la grande raft. du 17. Trois élus demanderont un. commision d'.nquit. sur 1. massacr. : Claude Bourdet. Gaston Deferre .t EugèneClaudius Petit. C'est 1. 31 octobre que doit finalement l'accepter Roger Frey, ministre de l'Intéri.ur. Pourtant, quelques jours plus tard. le prétexte tombe: des poursuit.s judiciaires sont .n cours; Il ne peut dès lors y avoir d. commission d'enquite. Il n'y aura pas d'enquit •. Quant à Maurice Papon, quand sera-t-il jugé 7 Roland Rappaport. avocat du MRAP (1) contre Papon, rappelle que très peu de responsables des crimes de guerre d. la période 1939-1945 ont été jugés en France; seuls ou presque l'ont été les hommes de main, les exécutants. Legay lui·mime n'a été déclaré coupable qu'après sa mort, malgré une documentation abondante et indisc:utable sur sa culpabilité. Mais il rappelle qu'à peu .,..ès 90% des fonctionnaires français en poste en 1939 l'étaient encore .n 1945. tous les Français n'étaient-ils pas concernés 7 demande-t·iI. A propos de cet· te période. c'est le débat sur la .. complicité» ou bi.n la .. captivité» d. l'Etat français qui n'est toujours pas tranché officiellement, rappelle Roland Rappaport. Malgré les évidences. malgré tes choix d'un Pétain ou d'un Laval. au plus haut niveau. Mais de qui aurait été seulem.nt .. captif .. ou .. complice .. l'Etat français en 1961 7 L'enquit. pourtant ... .. Toutes les informations se clôtureront sur des non-lieux. Aucun membre des forces de l'ordre ne fera l'objet d'inculpation. Début 1962, une femme sera condamnée pour avoir crié à des policiers: ft Assassins ! .. depuis une fenêtre où elle assistait à la manifestation du 17 octobre ". (2) mUre p. " .. Ur MRAPet te 17 octotwe 1961 H. (2} Opres Michel Lévine, Les r.tonnades d'octobre, page 306. s eux. Si la mémoire du métier semble extrêmement précise, l'ampleur de l'événement lui-même revient assez peu dans les discours. » Elle parle d'une « absence de mémoire » chez des militants français qui, interrogés sur les massacres ayant eu lieu en France durant cette guerre d'indépendance, citent spontanément Charonne, peu évoquent d'emblée ce 17 octobre 1961. « La mémoire des "porteurs de valise" est douloureuse », dit Anne. « Ils ont vu leurs camarades massacrés. c'est une violence qu'ils n'ont jamais revue, et jamais sentie euxmêmes. » L'on conçoit que dans ce partage pas tout à fait complet, tandis qu'ils n'ont pu réagir voici trente ans en voyant leurs camarades de combat et leurs amis subir un tel assaut de haine et de brutalité, le traumatisme ne se soit jamais effacé. « Ils s'en tiennent souvent aux faits [ ... ] comme si n'existait pas la place pour qu'on leur laisse dire autre chose. [ ... ] Ce soir-là, on leur avait demandé d'observer, pas de participer. [ ... ] S'ils savaient que la répression s'abattrait sur les manifestants, ils n'imaginaient pas qu'elle pren-drait une telle ampleur », explique Anne. La mémoire des Algériens qui ont participé à cette manifestation ou ont vu leurs camarades, leurs proches, mourir est elle aussi douloureuse. Mais ils revivent aussi ce 17 octobre comme un défi réussi. Certains parlent du « plus beau jour de leur vie». Malgré la censure, la presse, et presque toute la presse, a parlé de ce 17 octobre. Diversement, sans aucun doute. Mais il était impossible d'ignorer ce qui s'était passé. Et pourtant... Dès le 21 octobre, un meeting a lieu à la Sorbonne; puis une manifestation mobilise difficilement le 23, puis de nouveau le 1er novembre. D'autres suivront. Anne Tristan s'interroge aujourd'hui. Trente ans après un couvrefeu discriminatoire ayant suscité si peu de réactions, trente ans après le massacre du 17 octobre, elle se demande l'ampleur que prendra la mobilisation pour le droit d'asile. Notamment... Isabelle Avran (1) Association dont l'objectif est « restituer,faire connaître le 17 octobre 1961 » , BP 82, 95873 Bezons Cedex. ORTIR DE LA CULPABILITÉ Beurs civiques COMPRENDRE POUR SIENTENDRE 1 1 Y a un an, déjà en association avec le MRAP, nous organisions la commémoration du 29ème anniversaire du 17 octobre 1961. Aux amis et manifestants réunis avec nous, nous donnions rendezvous pour le 30ème anniversaire. Par delà la symbolique des chiffres ronds, il apparaît que depuis plusieurs mois semble s'amorcer une torsion dans le non-dit à propos d'un conflit dont l'une des caractéristiques les plus étonnantes est d'avoir comme appellation officielle « opération de maintien de l'ordre en Algérie ». C'est sans doute cette conception - somme toute assez particulière du maintien de l'ordre (qui n'est pas sans rappeler l'Afrique du sud en apartheid) - qui peut expliquer le massacre. Dans cette perspective, l'aspect inouï d'octobre 1961, ce point paroxystique d'une barbarie « ne sachant plus comment haïr l'Arabe », est exemplaire à plus d'un titre. Tout d'abord, parce qu'à travers le mixte police-immigration, il fixe durablement le rapport Franceimmigration algérienne, et, par extension, maghrébine. Et ce rapport sera celui d'une tension sans cesse renouvelée, des ratonnades aux violences dans les banlieues. Précisément pour un enfant issu de l'immigration maghrébine en France, vouloir comprendre octobre 1961, c'est tenter de dénouer l'écheveau contradictoire d'une présence; contradictoire parce que jamais posée sous l'angle d'une histoire aceptée comme commune. L'histoire de la présence française en Algérie, comme celle de l'immigration algérienne en France, ont été bâties chaque fois sur des négations. Négations qui rendent durablement difficile l'acceptation par la France de citoyens « nouveaux » issus d'une terre qui, pour voir été trop désirée, engendra la torture et les charniers. 2 Aucun homme n'est jamais assez riche pour racheter son propre passé. C'est, à mon sens, parce qu'ils pressentent par trop les ' structurations de l'hostilité à leur présence dans l'hexagone de « Dunkerque à Tamanrasset» que de nombreux jeunes, qu'on appelle si opportunément « beurs », sont dans l'expectative quant aux questions de citoyenneté et de ci~ visme. Le 17 octobre 1961 est précisément au carrefour d'un malentendu, entre une guerre finissante et une immigration inaugurée par une référence explicite à des « travailleurs algériens» alors qu'à cette époque, ce sont des Français que l'on a mis à mort. C'est l'ensemble de ces mouvements centrifuges qui autorisent à penser que l'accès à une citoyenneté partagée passe par une acceptation de l'ensemble des données du conflit algérien. Dans son horreur comme dans son épaisseur humaine: cette cohorte exemplaire de personnalités et d'anonymes, de pieds-noirs, juifs, chrétiens et musulmans qui sauront s'extraire des faux consensus pour s'opposer au car- Oscar Wilde nage et prôner la justice. Trente ans après, commémorer le 17 octobre 1961 dans une France que l'échéance européenne de 1993, les incertitudes géopolitiques, la persistance du chômage ou la malvie des banlieues interrogent et inquiètent, c'est tenter d'avancer. Avancer pour comprendre et dépasser - enfin - les pesanteurs d'une histoire trop « lourde ». C'est pour nous tout le sens du terme « citoyenneté partagée » : c'est-à-dire l'acceptation de l'Autre perçu non comme « envahisseur » mais comme issu d'une histoire commune. Face à la résurgence d'un populisme susceptible d'ancrer pour longtemps les thèses racistes, il apparaît urgent d'exhumer une histoire dont les non-dits alimentent par ricochet l'extrême droite d'un pays confronté au retour de pulsions liées à deux moments non assumés et peu enseignés dans leur totalité: la collaboration vichyssoise et la guerre d'Algérie. Abdel Aïssou Vice-président du Mouvement des Droits Ci"iques CONTRE L'OUBLI ET LE RACISME le MRAP et le MDC, pour qui « il apparaît que le racisme anti-maghrébin s'articule principalement autour d'une guerre d'Algérie non-résolue parce que non-dite », organisent autour du 17 octobre, plusieurs initiatives publiques: - le 15 octobre, à 20 heures, à l'Espace 119 (119, rue des Poissoniers, Paris 18ème, métro MarcadetPoissonniersl un dîner-débat avec Jean-lue Einaudi et Didier Daeninckx ; - le 16 octobre, à 20 heures, au même endroit, un débat avec Abraham Serfaty, Edmonde Charles-Roux, Henri Alleg, lakdar Hamina et René Vautier, débat introduit par l'historien Ramdane Redjala, après une lecture de la Question par Aziz Kabouche (mise en scène de Baki Boumazahl ; - le 17 octobre, à 18 heures, une manifestation contre l'oubli et le racisme qui démarrera du canal SaintMartin (rendez-vous : métro République, à l'angle de la rue du Fbg-du-Temple et du Quai de Jemmapesl. A SSUMER L'HISTOIRE COMMUNE Cinéma DECRIRE AVANT D1ECRIRE Retrouver la mémoire de ce qui s'est passé devrait permettre de sortir de la culpabilité pour entrer dans la responsabilité. Gérard Mordillat a entamé le chemin. « Cher frangin, je suis en prison. Les parents ne voudront sûrement pas t'en parler pour ne pas t'inquiéter. Je crois, moi, que tu es en âge de comprendre et que, si tu ne comprends pas maintenant, tu ne comprendras jamais. Nous n'avons rien à faire en Algérie. Ces gens-là sont comme nous, et je ne veux pas avoir à leur tirer dessus. » Telle est la lettre que reçoit, au préventorium de l'île de Ré, Camille, le petit garçon du film de Gérard Mordilat, Vive la Sociale, réalisé en 1983. En 1959, Gérard Mordillat a dix ans. Son frère, lui, jeune appelé, est en Algérie. Et c'est en 1988 que Mordillat réalise son film sur la guerre d'Algérie, Cher Frangin. Un film qui raconte « simplement» l'histoire quotidienne de tous ces « anonymes ». Il y met en scène une opération-commando en Algérie, mais aussi l'histoire de l'un des appelés, ouvrier-imprimeur et déserteur, de son amie, « sa conscience », de son petit frère. Muets et sourds ! « J'ai cherché l'authenticité », explique Mordillat qui, pour son film, a travaillé sur les détails. Il a voulu « montrer, dire la réalité, dire exactement comment c'était. Différences 89, rue Oberkampf 7 5 54 3 Paris Cedex 11 Tél. : 48 06 88 00 Directeur de la publication Albert Lévy Rédactrice en chef Chérifa Benabdessadok Journaliste Isabelle Avran Administration/Gestion Yves Pras Publicité au journal Abonnements Isabel de Oliveira Chargée de la communication et de la promotion Mélina Gazsi Maquette (P.A.O.) PDW (48 516356) Impression Montligeon ( 33 83 80 22) Commission paritaire n° 636341SSN 0247·9095 Dépôt légal 1991·10 Dès qu'on parle d'Algérie, c'est un débat d'idées. Sur les faits eux-mêmes, c'est comme si les gens étaient muets et sourds, sans mémoire ». Aussi Mordillat situe-t-il son film en 1959, au moment de l'offensive Jumelles, sous la direction du général de Gaulle. « C'était au moment des campagnes sur la torture ; cette opération, c'était la fin du FLN sur le terrain ; côté français, il devenait possible de négocier en position de force. » N'importe quel appelé pouvait se retrouver dans les groupes décrits par Mordillat. « On emmenait en opérations des types qui avaient refusé de partir. Y compris des témoins de Jéhovah. Ils portaient les munitions et n'étaient pas armés, ils constituaient des cibles faciles. Dans le groupe, il y avait aussi souvent un officier sortant de l'école, et un sous-officier qui était plutôt un vieux de la vieille. » Pour réaliser Cher Frangin, Mordillat s'adresse aux témoins. Au photographe Marc Garanger d'abord, à qui le film est dédié. A des hommes qui ont participé à ces « missions », ensuite. Il leur demande de raconter, leur pose des questions sur les longueurs de tirs, les distances, la façon dont ils savaient que tel ou tel village comptait des hommes du FLN; entre autres réponses, l'absence de chiens pour éviter les aboiements intempestifs, le nombre de femmes enceintes lorsque le village comptait surtout des hommes âgés ... Des hommes ordinaires Gérard Mordillat, qui a réalisé le scénario en six semaines (lorsque Véra Belmond le lui a demandé, à lui qui y pensait déjà depuis longtremps) ne s'est pas laissé aller à des images d'autres guerres, comme les hélicoptères de la guerre du Vietnam. Il n'a pas souhaité non plus construire des personnages de héros. Il voulait des hommes ordinaires, n'importe qui, en quelque sorte. C'est aussi pour cela qu'il n'a pas 3 filmé un massacre particulièrement épouvantable comme celui de Milaï, durant la guerre au Vietnam. Pour Mordillat, il s'agissait de « montrer une opération de routine, quelque chose dont personne ne puisse se sentir quitte, que personne ne soit tenté ni d'applaudir, ni de ne pas croire. » Il a voulu faire un film, « non pas spectaculaire », mais sur « la guerre à hauteur d'homme, à hauteur d'oeil » et de fait, « beaucoup plus violent » ... Aussi tous ceux qui ont participé à cette guerre se retrouvent-ils dans ce film, quelles que soient leurs idéologies. Et pourtant, le personnage principal, Alain, est en quelque sorte un « héros ». « C'est rarissime, dans le cinéma français, un ouvrier intelligent», souligne Mordillat. Et c'est un déserteur. Ce serait à refaire, il mettrait peutêtre en scène un personnage plus banal et anonyme. Peut-être modifierait- illa fin du film aussi, un de ses amis lui ayant raconté comment, rentrant chez lui une fois démobilisé, il fut accueilli par un bon repas de famille eLle silence. Silence total sur ce qu'il avait vécu, vu, fait. « La plupart des films français sur la guerre d'Algérie mettent en scène des déserteurs, alors qu'il y en a eu si peu. » De l'ordre psychanalytique ? « Peut-être que l'on est une sorte de déserteur du cinéma français, lorsque l'on fait un film sur la guerre d'Algérie. » En décidant de tourner ce film, Mordillat savait que ce serait un « four » en France. Il a décidé de le tourner malgré tout, avec des avances de Canal-Plus, et d'autres venant de Belgique et du Canada où le film a très bien marché. Plusieurs centaines de livres ont été édités sur la guerre d'Algérie. Beaucoup relativement peu lus. Le cinéma, lui, est plus pauvre. « Peu de films sur la guerre d'Algérie, sauf ceux de Vauthier, de Boisset. Peu sur la Commune, à l'exception de celui d'Osirev, peu sur la révolte dans les tranchées de 17, sauf ceux de Losey, Kubrick ou Rosi, peu sur 14-18, sauf celui de Rouffiau, par exemple, peu sur la Révolution de 1848, sauf un passage obligé dans Les Misérables. La Victoire en chantant a obtenu un Oscar à l'étranger, rien en France. Pourquoi ? On supporte mal en France l'histoire des défaites. L'Histoire, on la supporte lorsqu'il s'agit de récits de victoires. » Et il ajoute: « Existe-til des films sur la montée de l'extrême droite, sur les travailleurs clandestins ? » La censure, c'est vous La critique, en France, s'est partagée à peu près en trois tiers, à la sortie du film de Mordillat. Un tiers très favorable, un tiers d'opposition virulante, « mais c'est le troisième tiers le plus intéressant: pas un mot sur la guerre d'Algérie elle-même.» Et en l'occurence, ce n'est pas une question de censure. Mordillat se rappelle un débat après la projection de son film lors d'une fête de militants. Tous parlaient de la censure, lui la niait: « Qui est allé voir ce film lorsqu'il était en salIe ? » Cinq mains se lèvent. « La censure, c'est vous », dit-il. « Il n'existe pas un homme au pouvoir aujourd'hui en France, au pouvoir politique, économique, culturel... dont l'histoire ne recoupe pas la guerre d'Algérie. Une infime minorité a eu une attitude courageuse. Mais personne ne souhaite que l'on en parle. Mettre en lumière ce qu'ils ont pu faire, c'est aussi éclairer ce qu'ont fait leurs amis politiques, ce qui n'est pas forcément très beau. » Mordillat a toumé en Kabylie. Où il avait des amis. Avec des amis cinéastes algériens, il pensait présenter éventuellement ensuite son film en Algérie. Pas dans « les milieux officiels » d'Alger, mais à Constantine, par exemple. Finalement, cela ne s'est pas fait. Pour lui, le même silence existe de part et d'autre, en France et en Algérie. De part et dautre s'expriment ces tentations de réécrire l'Histoire. Mordillat n'a pas réécrit. Il a décrit. Un film à voir. Propos recueillis par 1. Avran. L E MRAP ET LE 1 J OCTOBRE 196 1 UN POGROM A PARIS ? • Les paroles s'en vont, les écrits restent: cet adage qu'aime à répéter Albert Lévy, ex-rédacteur en chef de Droit et Liberté, se vérifie amplement en cette circonstance particulière que représente le 30ème anniversaire du 17 octobre 1961. Ce pogrom oublié par la mémoire collective eSI revisité aujourd'hui par des écrivains. des chercheurs, des journalistes. des militants, des anisles. La lecture du journal du MRAP de l'époque, Droil el Liber/é, est riche d'enseignements pour notre mouvement mais aussi au nom de mémoires mull iples dont J'écho résonne 3ujollrd'hui comme une quête de vérité. VISITE À DROIT ET uaErn Déjà, le tenne .. pogrom » apparaît aujourd'hui presque Irop fort, voire choquant. Pourtant, Chartes Palan!, alors secrétaire général du MRAP, qui sait de quoi il parle puisqu'il a connu les souffrances des camps d'Auschwitz et de Buchenvald, écrivait ceci dans un court article intitulé « Pour l'union )t dans Droit ef Liberté: « Tout cela traduit fe racisme le plus vulgaire qu'illustrent les "ratonnades" - cette forme achel'le du pogrom - les assassinats, le chantage, les menaces de mort qui constituent l'odieux palmarès des fascistes. » (D. et L., nO 204, 15 décembre 61), Dans la même page, deux articles signés respectivement par Robert Misrahi et Made- ANEPASRATER Dans notre prochain numéro: • une interview de Jean-luc Einaudi lauteur de la S.t.ille de PlIris, 17 octobre 1961, le Seuil, 1991), invité ce mois par le comité local du MRAP d'Albi. • le point de vue de Bernard Sigg, psychanalyste. • Une bibliographie exhaustive, leine Rébérioux induisent la douloureuse conscience que le 17 octobre vient de révéler le déchaînement d'une « haine raciste )t et que les « recommandations» préfectorales de Papan transgressées par une foule pacifique bien que déterminée ressemblent comme des soeurs jumelles à celles de Vichy concernant les juifs. Symptomatiquement, ces deux anicles s'intitulent, pour l'un, « Les juifs contre le racisme anti-musulman ,. et l'autre (une étude comparée dans le détail des événements),« Réminiscences ,.. MAIS QU'A DONC FArT LE MRAP 7 La question est pertinente. La réponse est à la fois simple el complexe. Comment s'en étonner? La réponse à Valéry Giscard d'Estaing remettant en cause, en 1991, sous prétexte d'« invasion» le principe plusieurs fois centenaire du droit du sol constilutif de l'identité française est simple: la condamnation est large. Mais les moyens de la contreoffensive par rapport à ce qu'on appelle désonnais le retour du « national-populisme ,. ne sont évidemment pas à la hauteur de la situation. Pour entraîner des effets de résonnance, le MRAP vient de ]Xlrter l'affaire devant la justice, Dont acte. Que fail le MRAP en 1961 ? Droil et Liberté n'attend pas oclobre. Sans remonter plus loin, la place manque ici, le mensuel de l'association donne la « une ,. de sa livraison de septembre au « drame algérien •. Il rapporte les failS de la« ratonnade de Mttz . au cours de laquelle le 23 juillet 1%1, des commandos assassinent deux Algériens à l'arme blanche, tandis que des « parachutistes déversis dans les rutS [ ... J occupèrent la ville aux cris de "A mort les ratons !". » On imagine l'ambiance de l'époque. Le 13 septembre, le MRAP fait une déclaration publique dans laquelle il« déplore et condamne les violences qui, opposant juifs tl musulmans, ont une noul'elle fois ensanglanté Oran les Il et 12 septembre . ... En 1%1, se profile l'indépendance algérienne et les antiracistes craignent ce qui 'la en fait se produire, provoqué ou hâlé par le lerrorisme de l'QAS : le départ préci. pité des pieds-noirs, des juifs, el des harkis d'Algérie. Ce départ, dramatique on le sail (el les récentes déclarations du Recours approuvant en curieux solitaires les propos de VGE en sont de tristes épiphénomènes) n'a pas aidé à la prise en charge par le peuple français de son passé algérien, Suite du feuilleton! Droit et Liberté du mois suivant, dalé du 15 octobre, publie un anicle concernant les « recommandations,. préfectorales de Papon, qu'il qualifie de « discrimination raciale officiellement instituée! », L'article est signé par Annand Dymenstan. Une déclaration du MRAP dénonce le caractère discriminatoire et anticonstitutionnel de ces « recommandations ,.. Elle insiste sur le fait que ces f( ordres,. ]Xlrtent atteinte aux .. fondemems démocratiques de notre pays ... Bien sûr, une déclaration n'est jamais que cela

des molS mis en commun pour affinner

l'éthique et l'engagement de personnes qui prennent la res]Xlnsabi lité individuelle et collective de leurs propos. Voyons côté actes, Le pogrom aura lieu dans deux jours. Droit et Liberté publie dans la proximité de cette déclaration à propos des recommandations préfectorales deux textes significatifs de l'action du MRAP. Un texte de maître Henri Garidou, avocat à la cour, qui est un argumemaire « ]Xlur une législation antiraciste ,.. Le MRAP, ses avocats, le président Lyon-Caen, se batlem depuis déjà plusieurs années pour un projet de loi qui deviendra onze ans plus tard la loi française comre le racisme. C'est par celle loi qui sera VOlée à l'unanimité en juillet 1972 par l'Assemblée nationale que le MRAP peut aujourd'hui saisir la justice contre les pro]Xls indignes de l'ex-président de la République. En même temps qu'il réagit sur le terrain de la condamnation morale, le MRAP fait avancer la législalion antiraciste qui pennet aux associations les plus anciennes comme les plus jeunes de participer concrètement au respect de l'état de droit et des valeurs républicaines fondatrices de la Révolution française. PAS DE ÇA CHEZ NOUS! On s'éloigne du 17 octobre? Pas du tout! Dans le numéro suivant de D. ct L. (15 novembre), le massacre a eu lieu, Six pages y som consacrées avec à la (oC une », ce titre : Pas de ça chez nous: ça ressemble étrangemem au slogan« Plus jamais ça », né s]Xlmanément des poilrines juvéniles assommées par la curieuse mort de Malik Oussekine, dont un amphithéâtre universitaire à Nice porte dignement le nom! Ca aussi, c'est de la mémoire, n'est-ce pas Messieurs Pasqua-Pandraud ? Au lendemain du 17, donc, la réflexion du MRAP avance en même lemps que ses militants investissent le terrain. A la « une» loujours, un texte rapporte les fails de « menaces el attentats antijuifs» explicité par un sur-titre à méditer encore: « Le racisme est Ï/1I'Îsible ». Sur le terrain de la vie, que se passe-t-il ? Je cite: « A l'appel du MRAP, meeting d'union salle Lancry, le 8 novembre à Paris: témoignages de solidarité avec les victimes du 17 octobre; manifeslation de fraterni lé le [[ novembre ~à la mémoire des Nord-Africains tombés pour la Libération de Paris", ,. Au meeting, présidé par Charles Palant, se relrouvent des personnes et représentants de toutes sensibilités politiques, philosophiques et religieuses: la pluralité de cette as· semblée ferait presque frémir d'envie aujourd'hui! Dans le même temps, une délégation conduite par Pierre Paraf se rend à l'hôpital Lariboisière tandis que Roger Maria revient raconter dans D. et L. ce qu'il a vu et entendu à l'Hôtel Dieu. En somme, on veut savoir et faite savoir. C'est bien le rôle de ce qu'on appelle aujourd'hui les « contre-pouvoirs .. ! Chérira Benabdessadok Les numéros 201,202,203 et2Q4 de Droit et Liberté (qui correspondent aux publications de septembre, octobre, nOl'embre, décembre 1961) qui 011/ sen'j à écrire cet article peul 'en/ être commandés en fac-simile 011 siège du MRAP, pour la somme de 80 fraI/CS.

Notes

<references />

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